Incontournable tendance de veille, la décarbonation (aussi appelée décarbonisation) est devenue l’un des termes les plus représentatifs des débats, des conversations mais aussi des actions entreprises concernant le changement climatique et la durabilité environnementale.
La définition officielle en est simple : il s’agit de la mise en place de mesures et de techniques visant à limiter les émissions de dioxyde de carbone (CO2) et autres gaz à effet de serre dans une industrie ou un secteur d'activité. On pourrait y ajouter “tout en assurant le fonctionnement satisfaisant de l’économie globale”.
De nombreux pays ont déjà pris des actions concrètes pour répondre aux objectifs fixés par les différentes COP (Conference Of the Parties) supervisées par les Nations Unies. Dernière annonce majeure en Amérique du Nord (Octobre 2023), celle des États-Unis avec le lancement de deux projets majeurs de captage de CO2 dans l’atmosphère situés au Texas et en Louisiane. Chacun de ces projets vise l’élimination d’un million de tonnes de CO2 par an grâce à des techniques de captage direct dans l’air (DAC:Direct air capture) développées par l’entreprise suisse Climeworks.
La technologie reste, toutefois, controversée : selon le Réseau action climat (RAC), qui fédère la plupart des associations sur le climat, le DAC est une « fausse solution » qui détourne l'attention de l'« efficacité énergétique et de la décarbonation des sources d'énergie utilisée …. Le captage et le stockage du carbone sont des outils de greenwashing plus que des vrais progrès pour le climat », affirmait même le RAC dans un communiqué publié en avril 2022 » (Source AFP).
Plusieurs secteurs voient leurs activités très clairement impactées et attendues par les observateurs mondiaux pour des changements de pratiques majeurs, c’est le cas de l’agriculture.
Selon le dernier rapport du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), l’agriculture représente 22 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et plus d’un tiers en y ajoutant le transport de ses marchandises/intrants. Le secteur est donc clairement visé pour prendre des mesures sans précédent et à grande échelle afin de réduire ses émissions.
Le paradoxe de la situation est que l'agriculture peut également contribuer à absorber les GES qui s’accumulent dans l’atmosphère : en optimisant le rôle des puits de carbone naturels présents ou à développer sur les exploitations (agriculture bas carbone ou à carbone vivant) ou bien en captant et en ré-utilisant le méthane issu de l’agro-industrie.
Avec l’engagement à l’échelle fédérale du gouvernement canadien de réduire de 30 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2030, un enjeu crucial s'annonce donc pour les agriculteurs : le secteur devra-t-il faire plus de sacrifices pour aider à atteindre les objectifs du Canada en matière de changements climatiques, ou, au contraire, peut-il facilement s’adapter et saisir l’occasion de fournir des services de stockage, de séquestration de carbone et de réduction des GES de grande envergure?
Les producteurs agricoles ont fait des progrès considérables ces dernières années en adoptant de nouvelles technologies et de nouvelles pratiques afin de réduire les impacts environnementaux, y compris les émissions de GES. De nombreuses options s’offrent à eux avec des degrés d’implication, d’investissements et de gestion de risques qui diffèrent selon les choix. Des initiatives au niveau de la ferme ont vu le jour depuis plusieurs années : soutenues, par exemple, par le programme Agriclimat supervisé par l’Union des Producteurs Agricoles qui réalise toutes ses activités de manière collaborative. Des producteurs agricoles, conseillers, spécialistes et chercheurs contribuent au partage des connaissances et aux réflexions afin d’outiller 37 fermes pilotes du Québec dans la lutte contre les changements climatiques.
L’objectif de toute démarche de “décarbonation agricole des grandes cultures” est de pouvoir mettre en place des pratiques d'agriculture et d'élevage qui renforcent particulièrement la résilience des sols et produisent des résultats environnementaux positifs pour les personnes et l’environnement. Les sols demeurent au cœur des préoccupations et le retour de techniques agricoles du passé (avant l'avènement des chimiques) devient une réalité qui s’élargit chaque jour avec pour objectif de reprendre le temps de régénérer les sols.
Une agriculture sans labour : une méthode qui réduit la perturbation du sol, ce qui peut aider à séquestrer le carbone et à améliorer la structure du sol.
Les cultures de couverture : l'utilisation de cultures de couverture entre les cultures commerciales peut contribuer à améliorer la santé du sol, à réduire l'érosion et à séquestrer davantage de carbone.
L’agroforesterie : planter davantage d'arbres dans les paysages agricoles peut contribuer à stocker le carbone, à accroître la biodiversité et à améliorer la gestion de l'eau.
Intégration du bétail : l'intégration du bétail dans les systèmes de production végétale peut contribuer au recyclage des nutriments, à l'amélioration de la santé des sols et à la réduction des besoins en engrais synthétiques.
De nombreuses options de préservation de sols destinées à des modèles d'agriculture conventionnelle existent et se caractérisent par exemple, par les PGO, les Pratiques de Gestion Optimales mises en place par le gouvernement ontarien dans son plan de Stratégie pour la santé et la préservation des sols agricoles de l’Ontario.
La formation et la sensibilisation des jeunes générations d’agriculteurs et la pédagogie des exploitants en activité sont fondamentales; parmi de nombreuses autres au Canada, l’Institut de technologie agroalimentaire du Québec (ITAQ) et ses partenaires Coop Carbone et Énergir ont développé une formation en biométhanisation agricole. Cette formation vise à démystifier les divers éléments menant à la production de gaz naturel renouvelable (biométhane) à partir d’intrants agricoles et à accroître les connaissances dans le domaine.
D’autres initiatives ont vu le jour ces dernières années avec l'apparition à l'échelle mondiale des crédits carbone; l’objectif étant de générer des incitatifs financiers pour encourager la création de puits de carbone sur les terres agricoles. Ainsi, un agriculteur qui plante des végétaux sur des terres non cultivées peut se voir récompenser par l’attribution de crédits qu’il pourra revendre aux entreprises souhaitant compenser leurs émissions de CO2.
Au Québec, de beaux projets intégrant l’aspect communautaire ont pris forme avec des initiatives uniques qui se démarquent particulièrement par leurs visions environnementales; c’est la cas, par exemple, du projet Demain la Forêt ou encore de Carbone Terre à Terre.
Le projet Carbone Terre à Terre vise à augmenter les bénéfices climatiques et économiques agroforestiers par des projets de boisements et reboisements de friches agricoles :
“En partenariat avec le CERFO, le Centre d’enseignement et de recherche en foresterie, et financés par Hydro-Québec, nous sommes présentement à faire un inventaire des terres agricoles abandonnées ou à rendement marginal afin de confirmer la superficie potentielle qui pourrait être revalorisée en reboisement d'érablière. La superficie estimée actuellement est entre 60K à 100k d’hectares de friches” décrit Sébastien Chenard, porteur du projet au Québec et CEO de Carbone Terre à Terre.
L’objectif de cette démarche est d’offrir aux propriétaires de ce type de parcelles, une clé en main permettant de revaloriser ces espaces et d'obtenir une érablière qui bonifiera la valeur de leurs terres en plus de pouvoir récolter la sève des arbres plantés pour la transformer en sirop d'érable, qui demeure un produit en forte demande. Le coût pour le producteur reste minime et consiste , en plus de faire la gestion et l'entretien d'une érablière traditionnelle, à faire la tonte de la plantation les 5 premières années et de s'assurer de la mise en place des protecteurs contre les chevreuils.
Sébastien Chenard explique : “Afin de s'assurer que le terrain se prête vraiment à une plantation d'érablière, nous catégorisons la parcelle selon le type de sol, la topographie et le drainage. À partir des données de catégorisations, le CERFO monte une prescription de plantation déterminant le pattern (les habitudes) de plantation et les essences à sélectionner et positionner dans la parcelle de plantation. Les essences plantées sont : érables à sucre, érables rouges, merisiers, cerisiers tardifs, conifères et peupliers hybrides. Nous prenons aussi en charge tous les travaux opérationnels de plantation, d'installation de protecteur et de paillis ainsi que la coupe de formation. Notre objectif à long terme est de diminuer les gaz à effets de serre ainsi que de valoriser des parcelles non productives. La valeur de ce genre de projet apporte plus à la communauté qu'un simple achat de certificats carbone.”
Carbone Terre à Terre travaille aussi en collaboration avec les communautés Cries et la communauté Innues de Pessamit afin de réduire les impacts environnementaux et améliorer la gestion des forêts :
“ Les feux ont fait un énorme ravage à notre forêt boréale et nous devons changer la manière de gérer ces forêts. Nous croyons que la vision autochtone de la gestion des forêts permettra de rétablir un environnement plus naturel qui diminue grandement les impacts sur l'environnement, la biologie, la faune et la production de GES. Nous voulons que notre forêt Boréale redevienne un puits de GES au lieu d'un système qui en émet. Encore une fois, le marché des bénéfices climatiques nous aidera à reboiser des superficies qui normalement seraient laissées à elles-mêmes car trop vastes pour que le gouvernement et l'industrie du bois puissent le faire eux-même. Sur les trois millions d'hectares de superficies brûlées, seulement 24 000 seront reboisées par l'industrie. Nos partenaires Hydro-Québec, Tentree et Fond vert Inlandsis voient la valeur d'une telle approche et sont prêts à acheter les bénéfices climatiques afin de financer un tel projet qui consiste premièrement à récupérer la fibre de bois non brûlé afin de la valoriser en biochar et en biocarburant. Par la suite, nous devrons remettre en état des superficies où le sol a été grandement dégradé et ne permettra pas une régénération naturelle. Nous appuierons les communautés à boiser ces superficies afin de rétablir un territoire naturel à la faune. Bien sûr, nous espérons que d'autres partenaires verront la valeur d'un tel projet et se joindront à nous. “ souligne Sébastien Chenard.
En conclusion, Sébastien précise : “Nos projets carbones agroforestiers acéricoles dans le sud du Québec et forestiers avec les communautés autochtones permettront une séquestration et la diminution des GES sur l'environnement tout en développant une économie circulaire démontrant que le marché du carbone n'a pas que des effets négatifs; la sélection des acheteurs de bénéfices climatiques avec une vraie vision environnementale, et non pas seulement de greenwashing, est la clé de la réussite de tels projets.“
Les outils d’intelligence de marché et d’intelligence collective s’intègrent parfaitement dans ce type de démarches par la mise en commun des compétences et des connaissances et des réflexions de chaque intervenant soutenue par la veille stratégique.
L'évolution des pratiques mondiales de décarbonation dans le secteur agricole est un thème de surveillance principal pour la veille stratégique liée aux enjeux environnementaux car l'agriculture est le seul secteur qui doit, à la fois, réduire considérablement ses émissions de GES (par les leviers de pratiques agroécologiques, des biotechs, du développement des énergies renouvelables…) et qui, dans le même temps, dispose de capacités remarquables (gestion des résidus et intrants, création de puits de carbone, optimisation de la minéralisation des sols, boisement et reboisement…) pour le faire tout en contribuant aux réductions de GES d’autres secteurs.
Informations sur le projet Carbonne Terre à Terre
Sources:
ICPA, le réseau de réflexion ouverte du secteur agroalimentaire, Ministère de l'Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, Greenflex, Cargill, AFP, Référence Agro, ITAQ, UPA